Aga magéra difúra: sur la traduction de langues inexistantes

Un estratto dal libro di Antonio Prete, “A l’ombre de l’autre langue. Pour un art de la traduction”

 

 
Il sogno e il delirio (sua variante vigile, dunque perversa) costituiscono, per così dire, i fuochi attorno cui la ricerca linguistica di Landolfi ruota senza sosta, a quella stessa distanza costante e tremenda con cui la navicella di Cancroregina ruota attorno alla Terra: il sogno leopardiano di poetica purezza primigenia, che si tenta consci della sua impossibile realizzazione; il delirio insito nella volontaria, anzi programmatica evasione del senso, il quale è denuncia di un sogno svanito nelle tenebre chiare della veglia. Al di là dello scoglio apparentemente insormontabile del significato mancato, dell’insensato prodotto da sogni e deliri, il Landolfi del Dialogo dei massimi sistemi, a mezzo fra il divertissement contagioso à la Carroll e l’universalismo di Finnegans Wake, fa scorgere al lettore uno spazio incontaminato di essenze: l’apparentemente intraducibile, allora, diventa il già tradotto, forma in sé sostanziale dacché esprime una creatività svincolata dalla logica consuetudinaria.

Proprio alla traduzione dell’intraducibile in Landolfi dedica la sua attenzione Antonio Prete, con un contributo che si vuole qui proporre, estrapolandolo dal volume À l’ombre de l’autre langue. Pour un art de la traduction , Chemin de Ronde, « Stilnovo », 2013 presentato il 3 dicembre 2013 presso la libreria La Tour de Babel di Parigi.

 

 

Aga magéra difúra *: sur la traduction de langues inexistantes

 di ANTONIO PRETE

 

Rendre une langue familière, compréhensible, la faire passer des régions obscures de l’énigme au pays lumineux du sens, c’est une aspiration rassurante parce qu’elle place des signes mystérieux ou des sons privés de sens sur la ligne d’une visibilité contrôlable. Une langue cesse alors d’être source d’inquiétude, donne naissance à une curiosité interrogatrice et à la connaissance. Elle devient courroie de transmission, parfois, pour la compréhension de cultures, d’histoires et d’aventures humaines restées jusqu’alors enveloppées d’une lumière froide et très lointaine. La pierre de Rosette déchiffrée par Champollion déroule le rêve d’une approche plus sûre — grâce au confort offert par l’écriture — du sens qui a donné lieu à la construction des pyramides ou à tant de pièces archéologiques jusqu’alors inclassifiables. Le déchiffrement d’une écriture aide à comprendre les rites, les croyances, les rapports de pouvoir, la vie quotidienne d’un peuple.
Mais cette impulsion à traduire à partir de l’obscur et de l’inconnu — que l’on désigne parfois dans notre culture du nom des caractères d’une écriture, comme les hiéroglyphes, ou du nom même d’une langue, tels l’arabe ou le turc — s’étend aussi aux langues dont on n’a que de très rares témoignages ou dont l’existence n’est pas franchement démontrée. Ce que Leopardi appelait « songe frivole » — c’est-à-dire la recherche d’une langue première, qui précède et fonde toutes les langues, ou la restauration à rebours de l’indo-européen qui tourmentait certains philologues du début du XIXe siècle — se déploie jusqu’à comprendre des langues mystérieuses, improbables, ou qui n’ont jamais existé. Rêve jouxtant l’artifice, recherche de la reconstruction jouxtant l’œuvre d’invention ludique. Et l’on trouve sur ce terrain le rêve puéril d’une langue à soi, exclusive, qu’aucun adulte ne puisse comprendre, une langue à partir de laquelle on peut définir et reconnaître une petite communauté d’adeptes.
De même qu’il y a dans le champ animal une sorte de Dictionnaire de zoologie fantastique universel — le Manuel proposé en son temps par Jorge Luis Borges et Margarita Guerrero en est pour ainsi dire un élément visible — et divers récits qui ont collaboré et collaborent à élargir, idéalement, les entrées de cet immense et interminable lexique, de ce bestiaire inexistant mais rendu vivant par l’imagination (l’auteur de ces pages a cru de son devoir de participer par quelques textes, très modestement, à cette entreprise d’extension d’un bestiaire rêvé(1)), de même on s’est attaché de toutes parts et on s’attache encore à l’élaboration d’un Dictionnaire des langues inexistantes universel et fantastique. Sans compter qu’il existe réellement des Dictionnaires de langues imaginaires imprimés : en Italie, par exemple, il en est paru un chez Zanichelli en 1994, sous la responsabilité de Paolo Albani et Berlinghiero Buonarroti(2), et il existe, naturellement, une tradition considérable d’études autour de l’invention des langues et de la recherche d’une langue unique, de ses relations avec la pensée humaine et la civilisation (depuis Le lingue inventate d’Alessandro Bausani(3), traducteur du Coran, de Jalâl ad-Dîn Rûmî (1207-1273) et de Nezamî Ganjavi (1140-1220), jusqu’à l’essai de Umberto Eco, La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne(4), pour s’en tenir à l’horizon italien. Mais qu’il s’agisse du newspeak de George Orwell ou des langues parlées dans les œuvres romanesques d’Isaac Azimov, de J. R. R. Tolkien, Gianni Celati, ou de langues artificielles sous la dénomination desquelles on classe les langues auxiliaires internationales, les langues logiques, les langues expérimentales, les langues artistiques, bref toutes celles dont s’occupe l’exolinguistique, la question est toujours posée, en tout cas : comment traduire tel mot de la langue mystérieuse en une autre langue, soit dans une langue partagée par une vaste communauté et qui a son histoire, sa culture, ses locuteurs ? Traduire ces langues signifie d’une part rassurer le lecteur ou l’auditeur sur le fait que tout a un sens, que chaque vocable humain (ou galactique, dans le cas de la science-fiction) peut atteindre par transfert un horizon de sens, d’autre part que toute langue, réelle ou imaginaire, est un tissage de conventions, de procédés, de relations entre son et sens, et la distinction entre langues historiquement établies et langues imaginaires est très mince. De plus, traduire ces langues, c’est poursuivre le jeu de l’invention, étendre l’artifice d’une langue supposée d’origine à une langue supposée d’arrivée. L’acte même du traduire, comme on l’a vu avec le jeune Leopardi, fait partie du geste créateur de l’écriture. Mais tandis que Leopardi évoluait, imaginairement, dans le champ des langues classiques, donc connues et littérairement structurées, et élaborait des textes en prétendant les avoir retoruvés (c’est le cas des Odae adespotae dont il produit le texte grec et la traduction latine, ou celui de l’Hymne à Neptune dont il offre une traduction en vers italiens en attendant de pouvoir donner au lecteur le texte original attesté par la critique), il y a des gens qui traduisent une langue qui est elle-même le fruit d’une invention même si ceux qui en parlent la rangent parmi les langues éloignées et néanmoins connaissables. C’est à cet ordre narratif qu’appartient le récit de jeunesse — et vraiment inaugural — de Tommaso Landolfi, Dialogo dei massimi sistemi, qui parut en 1937 dans le recueil éponyme et que reprend Italo Calvino dans la septième partie de l’anthologie dont il assure l’édition, intitulée « Le parole et lo scrivere » (5).
Dans ce récit, le narrateur rapporte une aventure survenue à l’un de ses amis, qu’il nomme seulement Y. Ce personnage a appris, avec beaucoup d’application, le persan grâce à un prétendu capitaine anglais, rencontré dans un bistrot, et s’affirmant fin connaisseur de cette langue ; après une série de leçons, le capitaine est reparti dans son pays. Mettant à profit les mots de cette langue persane qui n’a désormais plus de secrets pour lui et qu’il parle déjà avec aisance, l’ami Y a composé avec ardeur, et moyenant de longs exercices, trois poèmes. Or, en comparant un jour ses trois poèmes avec la langue d’un véritable poète persan et après avoir consulté nombre de grammaires et de chrestomathies, il est obligé de constater qu’il n’a pas appris du tout le persan mais une langue totalement inexistante, et que c’est dans cette langue qu’il a écrit ses poèmes. Après d’autres vérifications, il exclut même l’hypothèse d’avoir appris quand même un persan mais selon une graphie imaginaire. Le narrateur emmène l’auteur des poèmes chez un célèbre critique qui, au cours d’une conversation animée et pataphysique, persuade Y de la valeur esthétique de ses vers, même écrits dans une langue inexistante, pour la raison que celui qui possède la connaissance d’une langue est le seul juge de ses propres textes ; dans ce cas le seul interprète et éventuellement dispensateur de gloire littéraire est précisément l’auteur, M. Y. C’est durant la rencontre avec le grand critique qu’est lu et traduit (« en improvisant sur le texte ») par l’auteur lui-même l’un des poèmes.
En voici les trois premiers vers, avec la traduction de Y :

Aga magéra difúra natun gua mesciún
Sánit suggérnis soe-wáli trussán garigúr
Gùnga bandúra kuttávol jeris-ni gillâra.

Anche piangeva della felicità la faccia stanca
Mentre la donna mi raccontava della sua vita
E mi affermava il suo affetto fraterno (6).

Si l’on confronte les deux textes poétiques — le prétendu original et celui que l’auteur a traduit au pied levé —, on voit qu’ils présentent des correspondances de phonèmes, d’accentuation, certaines voyelles en écho, mais pour répondre au retour grave et martelant de la dernière syllabe de chaque vers — qui arrache au critique le commentaire suivant : « Pas mal, vraiment pas mal »(7) — la traduction ne déploie pas l’équivalent en énergie sonore. Les assonances marquées, les rimes en úr et les terminaisons en úsc qui parcourent tout le texte se perdent dans la traduction et le lecteur se trouve en fait face à deux textes éloignés l’un de l’autre, sans aucun lien, n’ayant en commun que le nombre de vers (onze). Une telle distance est paradoxale si l’on pense que la même personne est l’auteur de l’original et de sa traduction : comme pour dire que la traduction est vraiment autre chose — autre langue, autre enchaînement de sonorités, et jusqu’à autre sens. Et ceci même lorsque l’original et la traduction sont du même auteur. Le fait est que la traduction d’une langue imaginaire participe elle aussi de l’invention : langue du texte de départ et langue du texte d’arrivée sont deux moments de la même action, deux passages de la même narration.
Mais si dans la traduction de « langues inventées » le traducteur reste dans l’espace fantastique du premier texte et, d’une certaine manière, en poursuit le jeu créatif, tout autre est la condition de celui qui traduit des écritures fondées sur ce que nous appelons « création linguistique ». Il a devant lui, dans ce cas, des textes ou des passages dont la langue est la matière qui, pour ainsi dire, prime le récit, ou le poème, et pour cela est soumise à des déformations, contaminations d’autres langues, superpositions, hybridations, contractions, doublements de consonnes ou de voyelles, renforcements, abréviations, insertions de fragments provenant de langues différentes, inversions, modulations phonosymboliques(8) et bien d’autres opérations que l’on désigne du nom de méthode expérimentale en linguistique.
Si traduire des idiomes dérivés de l’hybridation de langues appartenant à des peuples différents — comme c’est le cas pour le pidgin des Caraïbes ou de l’Océanie — implique le choix d’atténuer, dans la langue d’arrivée, le rayonnement de cette pluralité linguistique et culturelle qui brille dans l’écriture, traduire des textes dans lesquels l’expérimentation linguistique est dominante, ou en tout cas la substance même de l’écriture, signifie accepter au départ un résultat pour ainsi dire limité ou uniformisant. À moins que l’on ne s’aventure dans un travail qui soit à même de reconstruire — en parallèle et presque en miroir — des formes qui restituent dans la nouvelle langue, dans tous ses détails, ou du moins le plus possible, la hardiesse et l’inspiration de la recherche première. Ce parti pris — qui a trouvé dans une œuvre comme le Finnegans Wake de Joyce l’un des défis les plus audacieux — se retrouve également pour qui doit traduire des calembours, jeux de mots, comptines, langues vernaculaires, argot de diverses époques, formes anagrammatiques et lipogrammatiques, de même que toutes les formes où la prédominance du son a une fonction importante, plus qu’une fascination, et que l’on ne peut ignorer.

 

 

NOTE:

* Ces trois mots se situent au début d’un poème écrit dans une langue inexistante dont il sera question dans ce chapitre. Ils sont également repris par Paolo Albani et Berlinghiero Buonarroti dans l’ouvrage cité plus bas.
 (1) Voir à ce propos : ANTONIO PRETE, L’Ordre animal des choses, traduit de l’italien par Danièle Robert, Cadenet, les éditions chemin de ronde, coll. « stilnovo », 2013, chap. “Adjonctions proposées au Dictionnaire de zoologie fantastique”.
(2) PAOLO ALBANI et BERLINGHIERO BUONARROTI, Aga magéra difúra. Dictionnaire des langues imaginaires, Paris, Les Belles Lettres, 2001.
(3) Alessandro Bausani (1921-1988) est l’un des plus grands spécialistes contemporains de l’Islam. Le lingue inventate. Linguaggi artificiali – Linguaggi segreti – Linguaggi universali, Roma, Astrolabio Ubaldini, coll. di studi umanistici « Ulisse », 1974.
(4) UMBERTO ECO, La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne, Paris, Seuil, 1994, coll. « Faire Europe », traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, préface de Jacques Le Goff.
(5) Le più belle pagine di Tommaso Landolfi, Milano, Rizzoli, coll. « La scala », 1982, avec une postface d’Italo Calvino : « L’esatezza e il caso ». Le titre du récit de Landolfi est malicieusement emprunté à l’ouvrage de Galilée, Dialogo sopra i due massimi sistemi, (1632).
(6) Je pleurais aussi de bonheur le visage las / Pendant que la dame me racontait sa vie / Et m’assurait de son amour fraternel.
(7) En français dans le texte.
(8) Selon le concept de phonosymbolisme, il existerait des liens naturels entre les sons des mots et leur sens.